Mondes inachevés

Léa Bismuth2023

Damien Gete conçoit la sculpture comme un engagement physique. Cette pratique est le fruit d’un cheminement, depuis sa formation aux Beaux-Arts de Nancy où il développe des performances nourries par l’Arte Povera, le Situationnisme et Fluxus. Il s’agit avant tout d’engager une relation — avec l’espace, le corps, le lieu d’exposition — plus que du désir de créer un objet fini une fois pour toutes. Tout chez lui, pourrait-on dire, fait acte. Et à cet acte, il faut ajouter l’expérience qui en est à l’origine, celle de la densité de l’instant et de la matière mouvante qu’il façonne.

L’écriture occupe une place prépondérante : elle l’accompagne dans un livre-journal réalisé en 2020 (De la nuit vers le jour en passant par Tonnerre) dans lequel il relate sa traversée de la France à pieds, depuis la Champagne jusqu’à l’Ardèche. Souvent, arrivant le matin à l’atelier, il écrit la date du jour et ses pensées sur le travail en cours, ce qu’il nomme « les choses à vif ». Consigner, conjurer : c’est-à-dire informer la matière, lui donner consistance, la pousser aux limites. Ainsi, des tableaux-textes présentent des esquisses anatomiques de chevaux par exemple. On peut aussi y lire des notes inapaisées et inquiètes, mais qui donnent chair à l’œuvre se faisant. Et il y a surtout ce besoin inlassable de « mettre le corps à l’œuvre », et de faire de la sculpture « le lieu où s’agglutine le corps ». Le mot agglutiner revient souvent dans ses propos : coller, mêler, malaxer des éléments hétérogènes pour créer une masse compacte. Dans plusieurs de ses œuvres, Damien Gete moule des fragments de son propre corps — mains et pieds — pour les assembler : son double impossible à recomposer disparait alors dans l’amas.

Ses œuvres récentes sont réalisées avec des matériaux de récupération, notamment du carton qu’il transforme en pâte, par un laborieux travail de métamorphose. Une figure équestre apparaît par bribes à partir d’un socle réalisé avec du bois de palettes : la tête de cire est à la proue d’un échafaudage bricolé dévoilant l’ossature de l’animal. « Il faut faire un effort pour tenir debout », dit le sculpteur, qui aime aussi cultiver le non finito et l’inachèvement, regarder l’échec les yeux dans les yeux : il laisse les formes inachevées pour mieux les destituer, les faire descendre de leur piédestal. Ici, le monument d’habitude grandiose est dévoilé dans sa nudité et sa vulnérabilité. Damien Gete fait aussi usage de formes admises dans l’histoire du volume afin de se les approprier, comme l’ex-voto, le retable, la stèle, les statues honorifiques. Il fait et défait, manipule et détruit, pour garder intact l’appétit du geste ; sans jamais rien prendre pour acquis, ni le savoir-faire, ni les formes imposées par l’Histoire. Car ses sculptures doivent aussi prendre vie, être performées dans l’espace d’exposition devenant aussi scène de théâtre : « imaginons un champ de bataille encore fumant dans lequel un monde factice de carton pâte prendrait vie ». Avec ces propos, l’artiste-sculpteur est surtout créateur de puissances ritualisées et actives.

Portrait de l'artiste en trouvère

Céline Leturcq2022

Préambule

Il y a tant à dire, à partager, à observer. Dans les micros-grammes, les infra-minces. Plus il s’approche de la matière du réel, plus il s’en éloigne. À la place, des traces, des espacements. Lorsqu’il travaille, il est obligé de prêter attention à ce qui est minuscule, infime. Il ne porte pas de lunettes, il n’utilise pas de loupes, pourtant son observation spontanée le conduit à s’intéresser à des détails extrêmement précis, à des toutes petites manies, quelque part au bout des matériaux, dans leur façon de réagir. Le plâtre. Le plâtre ! Sur son visage, sur ses jambes, ses mains, ses pieds. La sensation de froid et de durcissement. Puis la chaleur. Les picotements de la brûlure de la peau qui se dessèche sous la peau de toile plâtrée tendue. Il s’est protégé par une fine couche de graisse et un film papier, mais la peau et les poils tirent, la peau brûle, tranquille, respire, tranquille, sous la couche de graisse et de poudre agglomérées qui sèchent au-dessus de son épiderme. Tandis qu’il respire, c’est la terre qui se dessine sous ses yeux, entre ces fines couches, pendant ce moment d’apprêt durant lequel il effectue un moulage de son avant-bras. Vestige de la mémoire des expérimentations tectoniques, la création de l’univers ressenti à l’aune du bruissement de l’épiderme, des tensions suggérées par l’appui. Comme lors d’une pérégrination expiatoire. Comme lorsqu’il part marcher sur des kilomètres, il part de chez lui, il ferme la porte à clef, et il s’extirpe du monde en le franchissant pas à pas.

Nul besoin d’être trop équipé ni appareillé, surtout pas d’appareils à l’obsolescence programmée, pas trop connecté, juste ce qu’il faut au cas où, en cas d’urgence, et encore. L’idée c’est d’aller à la rencontre du monde et d’autres personnes, il y aura bien toujours quelqu’un pour le renseigner, quelques cartes IGN suffiront. Il n’est pas question ici de prévoir quoi que ce soit, la marche ne s’entremêle pas nécessairement aux projets d’œuvres, de constructions, d’installations, qui sont au cœur de sa démarche artistique, bien qu’en chemin, il va apprendre à concevoir un four à cuisson pour la céramique. C’est un autre espace à l’occasion duquel se renseigner sur le monde et sur son histoire. En définitive, la connaissance historique n’est pas un labeur intellectuel, c’est le travail du marcheur.

Gnose 1. Laisser ses chances à l’initiation, loin de la grâce des motifs

Il s’est laissé filmer en train de réaliser des moulages de ses pieds. La caméra propose des gros plans, des très gros plans ou des plans rapprochés. Le sol est gris, parsemé de diverses poussières et de marques de frottements, c’est un endroit de travail. Son corps est en action, plié en deux pour mieux approcher le sol, plus précisément, les pieds posés au sol. Les gestes sont rapides et nets, des petits coups pour que le pied gauche, celui du genou plié, l’autre étant au sol, donnés par les mains, sur les morceaux de terre ocre rouge encore crue qui entoure le pied, pour que le pied gauche, soit recouvert de terre, entièrement, jusqu’à la cheville. Les poignées de terre crue sont saisies à pleines mains, lesquelles les dissolvent autour du pied afin qu’elles ne forment plus qu’une seule masse, couche après couche, étalement après étalement, martellement après martellement. Il y a du bruit et de la danse dans l’imagination de celui qui regarde, pourtant le film est muet, il n’y a pas de son, car le bruit n’a peut-être pas été enregistré, parce que de la terre crue sur de la peau, ça ne s’écoute pas, ça se ressent de l’intérieur ou ça se regarde, ça réinvente les bruits de tout ce qui ne peut pas s’écouter d’habitude : frottement, arrachage, pincement, picotement, enfoncement. Ailleurs : découpage, nettoyage, façonnage, brassage, nouage, amoncellement, clouage, martellement (ci-déjà nommé), emboîtement, enfournage, liquidation, accumulation, liquéfaction, cuisson, séchage, fixage. Création des lieux de l’atelier, lorsque celui-ci se sédentarise et se calcifie un temps pour être mieux pulvérisé dans la main de l’artiste démultipliée, sur ses pieds renchéris de doubles, de triples, de quadruples jeux de chair et d’os, moulés, démoulés, surpiqués. Peut-être. Le vide entre le pied et la terre n’existe plus, le pied est enfermé sous cette matière humide, souple et granuleuse, il ne respire pas, il se tait, car il n’y a plus d’air, et il fait noir, la lumière ne passe pas.

Le corps a été filmé, on le reconnaît lui, ses cheveux, ses poils, sa peau, le bleu du jean et le vieux rose du t-shirt en coton. Ce sont des parties de corps. Ce n’est pas un plan séquence, la caméra ne dit pas tout, le pied n’est pas filmé lorsqu’il l’extrait de la terre, qui en garde l’empreinte à l’intérieur de sa masse. Cette terre molle garde la trace de tout ce qui la touche, ce qui provoque à sa surface des liserais, des craquelures, des brèches, des entailles, des gouffres et des vaguelettes. Point. On n’ira pas plus loin ; cependant, on pourrait continuer à concéder au langage la possibilité de dessiner le temps, tandis qu’il est si beau de regarder s’y vivre. Mais à présent, l’énumération s’arrête, haletante, un tant soit peu hésitante, brève apparition graphique de la pensée. Onirisme du volume, de ce qui fond, s’obstrue, dégouline. Sa peau, sur le côté de son pied, présente de multiples replis recouverts de particules de terre. Il a recommencé plusieurs fois la même déroute, la même manœuvre, le même artisanat. De sa main gauche, il recouvre sa main droite posée au sol, les doigts écartés de quelques degrés, approximativement 30. La danse avec tous ces bouts de soi continue, c’est très physique, fatigant, éreintant mais c’est protecteur. La fraîcheur du contact de la terre sur la peau qui en boit l’humidité lui indique avec force évidence la durée du temps de saisie ; ce moment où la matière s’est figée et dont il faut extraire le membre. Ce membre est un pied gauche, une main droite, dans le film. Parfois le membre provient d’autres endroits du corps, comme la partie inférieure du visage, le dentier, le milieu du visage avec l’arcade du nez, les paupières, la partie inférieure du corps, des pieds au haut des cuisses et aux fessiers, l’un des bras. Il donne son corps au mouvement de la terre crue pour qu’il soit restitué à travers le coulage et le durcissement du plâtre qu’il verse dans les vides des empreintes. Cette chance d’appartenir à la matière se mesure à l’aune de la quantité de plâtre employée. Serait-ce la quantité de subjectivité laissée derrière soi ? Ça y est, il a réussi à créer une image.

Gnose 2. L’intuition, sans couronnes ni pensées

À Arras au Moyen Âge, existait la léproserie de Saint Nicolas de Méaulens située à Beaurain. C’est là que Jean Bodel au cours de l’année 1202, composa les 45 strophes des Congés afin de dire adieu à ses proches, à ses mécènes et au monde. Atteint de la lèpre, et se sachant condamné, il se retire du monde après avoir pris la croix pour participer à la IVe Croisade. La lèpre est une maladie de la peau. On raconte que les croisades ont largement contribué à sa propagation. Certains lépreux devenaient ensuite des pèlerins solitaires. Une autre maladie du Moyen Âge qui altérait également les membres jusqu’à leur gangrène était, elle, provoquée par l’ergot du seigle. On l’appelait le mal des ardents ou « Feu de Saint-Antoine » ; des sensations de brûlures vives et douloureuses pouvaient être accompagnées d’épisodes hallucinatoires. Saint-Antoine qui avait résisté au « feu de la tentation » dans le désert lors de son ermitage, devint tout naturellement le saint protecteur des personnes atteintes de ce mal et recueillies par les Antonins dans leurs ordres hospitaliers. Nous en connaissons certaines représentations, notamment celle du peintre flamand Jérôme Bosch dans le triptyque qu’il consacre au saint, aux environs de 1501. Dans cette version du retable qui est conservée à Lisbonne, on aperçoit des malades atteints de ce mal, en attente de guérison, et certaines figures volantes qui pourraient s’apparenter à leurs sensations de flottement et à leurs hallucinations, provoquées par l’ergot mais également par les remèdes qu’on leur proposait afin d’atténuer leurs souffrances et de les anesthésier avant l’amputation.

Parfois suspendus aux murs d’enceinte des hôpitaux ou conservés dans les églises, des exvoto anatomiques présentaient en guise d’offrande au saint protecteur le moulage de la partie du corps malade : un pied, une jambe, une main, un bras, mais aussi le visage, la gorge, ou encore, en cas de guérison, la figure votive de la personne toute entière est moulée à la cire. Il est difficile de ne pas faire le lien entre l’œuvre de Damien Gete, ses moulages, ses assemblages, ses sculptures et ses bas-reliefs, d’ailleurs qualifiés d’ex-voto, et l’ensemble de ces traditions iconographiques et populaires à la fois, qui comportent une relation spirituelle au monde, dont le corps porte la trace. De même de l’importance de la marche et de la danse pour l’artiste, qui rappelle à quel point se situer à un moment précis dans l’espace, et y faire évoluer une forme ou un mouvement, s’inscrit dans une démarche à plus long terme, nous inscrit dans la durée.

Ainsi d’une association possible et hasardeuse entre deux œuvres très différentes mais dont le rapprochement fait sens : entre la sculpture de Damien Gete intitulée Par le moindre vestige et un personnage issu du célèbre triptyque du Jardin des délices peint également par Jérôme Bosch, conservé au musée du Prado à Madrid et daté entre 1494 et 1505. Assemblage réalisé en 2021, Par le moindre vestige est composé de feuilles d’essences diverses, de branchages et d’herbes sèches, enchâssés dans de la cire et des pigments qui semblent avoir été directement déversés dessus, de tasseaux de bois et de plusieurs moulages de mains et de pieds. Outre l’allusion à la technique de la chronophotographie de par l’agencement des tasseaux qui se terminent par les moulages des membres de l’artiste, de façon à se succéder visuellement, comme dans la décomposition photographique de la marche, maladroitement, de guingois, pas après pas, comment ne pas l’associer à l’ « Homme-arbre » du panneau de droite du Jardin des délices, qui regarde le spectateur ? Personnage énigmatique, peint dans des gris laiteux et se situant sur le panneau de l’Enfer, il est coiffé d’un plateau circulaire sur lequel dansent de minuscules personnages qui tournent autour d’un instrument de musique, vraisemblablement une cornemuse. Le corps de l’homme est ovoïde et nous tourne le dos. Il ressemble à un pachyderme ou à une coquille d’œuf craquelée, fendue à l’arrière. L’intérieur est creux et accueille là encore des petits personnages affairés. L’un d’entre eux s’est saisi d’une échelle qu’il gravit afin d’atteindre cette antre étrangement sombre, supportée par deux membres hybrides, entre la jambe à la musculature souple et ployée et la branche noueuse aux ramifications effilées comme des aiguilles, épines qui transpercent ses propre parois. C’est drôle et effrayant à la fois. On dirait du plâtre, ou une figurine de tendre pierre calcaire, qui se serait animée pour nous, sortie de son dais.

Scorie. Monument

Nous sommes à la fin du mois de février 2022. Damien Gete prépare le second temps d’exposition de sa résidence à l’Être lieu. Il a construit des espèces de petites architectures avec du bois récupéré, qui rappellent un peu les gestes du peintre et sculpteur Jean-Pierre Pincemin, dont l’une des œuvres en volume est conservée au Muba de Tourcoing. Lorsqu’on la regarde, même si elle est sans ouverture, on perçoit le vide qu’elle contient, comme un caisson. Elle est fabriquée grâce à l’agencement de facettes de bois peintes fixées les unes aux autres. Elle n’est pas cubique mais plutôt dissymétrique. Damien Gete prépare un peu de cela dans sa future installation : des caissons, des petits monuments, conçus selon les dispositions des matériaux à se joindre, se soutenir, façonner un lieu, entourer du vide, avec des semblants de boîte, parvis, pilastre, fronton… plexiglas, bois aggloméré, polystyrène... glissements des formes aux matériaux et inversement, synecdoques autoproclamées, comme autant de traces de notre civilisation.

Chemin faisant

Karim Ghaddab2022

Parmi les innombrables différenciations au sein des manières de produire une œuvre d’art, on pourrait repérer deux types de conduite. Certains artistes conçoivent un projet, lui-même lié à une problématique plus ou moins rigoureusement définie, projet qui est ensuite mis à exécution selon une constellation d’options et de contraintes de tous ordres. D’autres s’aventurent dans le matériau comme on part en expédition, sans plan ni boussole, arpentant les possibilités techniques, expérimentant les gestes et les procédures, se laissant guider par la curiosité d’un instant, avant de bifurquer vers une forme tout autre ou de revenir, souvent, sur leurs pas, reprenant ce qui avait été vite dépassé.

Au cours de ses recherches, Damien Gete produit beaucoup d’écrits, sur divers supports : notes, réflexions, projets, journal, etc. L’écriture occupe donc une place centrale dans son travail, aussi bien en amont (dans les phases préparatoires) qu’en aval (dans la forme plastique de nombreuses de ses sculptures). Matériellement, l’écrit a véritablement fonction de socle pour plusieurs œuvres réalisées en 2021 : Monument pour un imaginaire ou Par le moindre vestige sont posés sur des empilements de grandes feuilles de papier couvertes d’inscriptions et de notes, au demeurant peu lisibles, révélant en cela que leur fonction est passée et déplacée. Passée parce que ces textes ont d’abord servi à l’artiste dans une phase préparatoire et qu’ils ont davantage fonction de mémoire et d’enregistrement de ce temps long, sans véritablement être destinés à un regardeur-lecteur. Déplacée parce que, renonçant à l’énoncé clair, intelligible et partageable, ces textes accèdent à d’autres fonctions, plus plastiques. Les feuilles de papier définissent, au sol, la zone d’occupation de la sculpture comme peut le faire, dans un contexte plus classique, un socle ou un cordon. Visuellement, elles opèrent une rupture avec le sol environnant, quel qu’il soit : dans un white cube, elles introduisent une forme de chaos vivant, alors que dans un lieu plus confus (carrelage, parquet, éléments parasites, etc.), elles créent au contraire l’homogénéité qui permet à la sculpture d’exister de manière autonome. En d’autres termes, plutôt que sur un socle, les sculptures sont placées sur une scène, un espace qui prend son importance lorsque l’on sait que Damien Gete vient de la performance.

L’ensemble intitulé Journal (2019) révèle la centralité et l’ambiguïté de l’écriture. Il s’agit de grandes feuilles (120 x 80 cm) couvertes de textes manuscrits au feutre ou au crayon à papier, de lignes et d’aplats de couleurs peints à l’acrylique, plus rarement de dessins de paysages ou de natures mortes au graphite et même quelques articles de dictionnaire découpés et collés (définitions des mots “cible”, “repos”, “expérience”). L’ensemble est badigeonné de colle et d’argile blanche, opération qui confère une certaine rigidité aux feuilles de papier et les tire donc du côté de l’objet et de la sculpture. Ici, au contraire des “socles” des sculptures, les textes sont souvent très lisibles et rendent compte des observations et questionnements qui sont au cœur, et comme le moteur, du travail de l’artiste. Quelques exemples : « impasse » / « repartir à zéro » / « réinitialisation » / « réappropriation » / « tout est matière » / « les choses sont fortes » / « la beauté est toujours en train de se faire, la beauté est toujours en train de se produire » / « devenir synchrone avec son contexte » / « la vérité c’est les grillons dans un bruit de voiture, le crépitement du feu et la fête foraine au loin » / « le seul travail est celui du présent » / « l’écriture fait semblant de travailler » / « pas besoin de se relire ». L’accumulation des textes, la date parfois mentionnée, ainsi que la nature des interrogations portant sur le travail artistique témoignent du caractère intime de ce journal. Pour autant, lorsque le diariste se fait sculpteur, c’est le texte qui change de nature : de privé, il devient public et d’outil, il devient forme en soi (le vernis d’argile blanche liquide ayant valeur d’achèvement et d’intronisation dans la logique de l’exposition).

Cette pétrification du texte franchit un pas supplémentaire dans Ex-voto (2021) puisqu’il s’agit d’une composition de rectangles de plâtres portant l’empreinte de différents objets mais aussi des inscriptions textuelles en relief. Chaque carreau correspond à une journée et en porte la date, rejouant ainsi la dimension d’éphéméride ainsi que la nature hétérogène des notes qui peuvent y être portées, depuis la simple observation météorologique jusqu’au questionnement métaphysique. 19 mai : « La recherche d’un endroit pour disparaître ». 24 mai : « Rien à déclarer ». 25 mai : « Averses orageuses ». Apparaissent aussi des empreintes diverses, principalement de deux ordres : d’une part des objets banals et mal identifiés mais dont le registre iconographique (colonnettes, feuilles d’acanthe) évoque une esthétique néo-classique, et d’autre part, des moulages de parties de corps, visages et mains. Le carreau de plâtre qui présente le moulage de visage le plus complet porte aussi l’inscription « Bas-relief » (au-dessus de l’image) et « Autoportrait » (sous l’image), révélant ainsi ce que l’on pouvait soupçonner : tous ces moulages sont des empreintes du corps de l’artiste lui-même. C’est donc à un curieux télescopage des temps et des regards que procède cette œuvre : un corps vivant se pétrifie en statue, l’instant d’une journée se fige définitivement, les mains ne sculptent pas et ne modèlent pas mais leur image “parfaite” émerge du plâtre, le visage que nous regardons a les yeux clos… Il y a bien entendu quelque chose de Pompéi et des masques mortuaires, notamment les imagines romaines, quelque chose d’archaïque dans cet Ex-voto qui fait se télescoper la ruine archéologique et l’instantané des jours tel qu’Instagram en donne une version contemporaine.

Cette forme d’archaïsme – au sens d’archétypes transhistoriques – rejoint l’imaginaire des monstres et des créatures mythologiques qui hantent toutes les cultures traditionnelles. Jamais Damien Gete ne se livre à une approche illustrative de telle ou telle légende, mais une sculpture comme Par le moindre vestige est un agglomérat de matériaux qui s’apparente à un animal composite, toison fangeuse, pattes multiples et grêles, pourvue de mains et de pieds humains, tête massive et informe, entre le phacochère et l’éléphant. Si mystère il y a, il ne tient cependant pas à la réalisation : nul effet spécial, ni trompe-l’œil, ni prouesse technique, ni “maquillage”. Tout est dévoilé, comme une planche anatomique d’une sirène ou d’un yéti. L’ossature est constituée de tasseaux de bois apparents ; les mains et les pieds sont des moulages en plâtre de ceux de l’artiste et le “pelage” est fait de rameaux et feuilles d’arbres. Comme les feuilles de papier du Journal, le feuillage de Par le moindre vestige est enduit, non pas d’argile, mais de cire, ce qui lui confère un aspect confit. Elles se trouvent ainsi figées et préservées, comme embaumées, sous une pellicule de cire (souvenons-nous que le mot « pellicule » se réfère à la peau, donc à une organicité). Les préoccupations écologiques apparaissent en filigrane, de même qu’elles transparaissent dans certains écrits de l’artiste. Après tout, la disparition des chimères et des créatures de légende ne devance-t-elle pas l’extinction des espèces et l’effondrement de la biodiversité ? Ne sont-elles pas l’une et l’autre causée par le même mépris pour ce qui est différent ? Quant à la multiplication des pattes – il y en a une quinzaine, comme autant d’étais nécessaires –, elle peut suggérer la représentation d’un mouvement, sur le modèle des peintures futuristes de Giacomo Balla ou des chronophotographies de Muybridge ou Marey. Là encore, l’enregistrement du mouvement rejoint le rapport déjà signalé à la scène et aux arts vivants.

Le fragment et la décomposition se retrouvent également dans Monument pour un imaginaire : d’innombrables moulages de morceaux de corps, en argile et en plâtre, sont disposés sur des sortes d’étagères ou de présentoirs emboîtés les uns dans les autres. L’ensemble évoque les abattis de Rodin ou les études de membres de cadavres de Géricault, en un jeu de montage qui disloque et éparpille la représentation du corps en une sensation (plutôt qu’une image) de mouvement et d’impermanence, comme si la figure humaine – et singulièrement celle de l’artiste – nécessitait une recomposition permanente. En cela, Damien Gete témoigne d’une approche authentiquement romantique, c’est-à-dire non pas la mièvrerie sentimentale à quoi on réduit trop souvent cette sensibilité, mais au contraire le trouble et l’angoisse causés par le ressenti d’un effondrement en cours. D’un point de vue esthétique, mais aussi écologique, voire politique et social, notre présent est pris en tenailles entre un passé qui n’en finit pas de mourir et un avenir qui tarde à naître. Ce Monument pour un imaginaire s’apparente donc à un monument aux morts : il célèbre ce qui a été sacrifié.

En 2017, à l’occasion d’une résidence au Silence du Monde (un centre d’art en Ardèche), Damien Gete a effectué une marche de huit cents kilomètres, au départ de Lille. Tout au long de ce périple de vingt-huit jours, il a noté ses impressions, ses observations et ses réflexions, ensuite réunies et publiées (De la nuit vers le jour en passant par Tonnerre, préface de Emmanuel Loi, édition Le Serre de Doux, 2020). On retrouve donc la centralité de l’écriture, l’engagement du corps et du geste, le déplacement, le passage du journal intime à la publication, le rapport à la nature, mais aussi une certaine dimension spirituelle puisque la notion de pèlerinage est omniprésente tout au long du parcours et l’hébergement dans des abbayes fréquent. Peut-être est-ce cet exercice qui révèle l’importance du pied, dont la forme moulée est si présente dans les sculptures de l’artiste. « La fatigue, écrit-il, me fait voir les travers de la déroute, ne pensant qu’à mes pieds, voyant décidément flou dans un éloignement pressant du monde » (p. 47). Il y a donc correspondance entre le point le plus bas du corps (les pieds) et le point le plus haut (le regard). Tous les sportifs le savent, ainsi que les pénitents, c’est lorsqu’il est éprouvé que le corps développe des aptitudes nouvelles. La figure humaine n’est jamais un canon constitué et stable, c’est un ensemble en équilibre précaire, toujours en recomposition, dont toutes les parties sont en interdépendance.

L’obstination de cette démarche situe le travail de l’artiste parmi les deux typologies que nous avons proposées en introduction. Damien Gete n’est ni de ceux qui exécutent un projet ni de ceux qui errent sans fin et sans but. En fait, il glane : « Le rythme soutenu que je me donne me plonge dans un flot continu et je me sens embarqué, enchaînant les jours, passant les cols comme les villages en retenant de justesse quelques noms et formes charmantes » (p. 123). N’est-ce pas là une très belle définition du travail artistique ?

TEMPUS FUGIT, UTERE

Céline Berchiche2022Art review as part of the biennial Watch This Space 11

La notion du temps est au cœur de l’œuvre de Damien Gete. Quelles traces laissons-nous au monde ? semble-t-il nous dire. Sa double résidence ‒ à l’H du Siège à Valenciennes et à L’être lieu à Arras ‒ dans le cadre du dispositif Watch This Space, lui a permis d’approfondir sa réflexion. Dans les quatre œuvres créées lors de cette résidence, Damien Gete a mis en place des procédés qui, même si le résultat plastique diffère d’une œuvre à l’autre, peuvent déjà être appréhendés comme des constantes de son œuvre. Ses gestes créatifs apparaissent ainsi : le recouvrement, façon de figer les éléments ; l’agrégation pour assembler en une partie des éléments aux temporalités différentes et le relevé d’empreinte pour garder la trace de ce qui fut. En devenant le lieu dépositaire de gestes consignés ou exposés, sa sculpture devient écriture dans l’espace : il consigne la mémoire des choses non pas dans un texte mais dans un dispositif universel : le monument, l’ex-voto, la gerbe, d’ailleurs ses œuvres se nomment : Monument pour un imaginaire, Par le moindre vestige, Ex Voto, et Totem. Au fur et à mesure que se multiplient, par exemple, les répliques en plâtre de fragments de son corps ensuite agrégés, on a l’impression d’être face à plusieurs corps, à des danseurs, les gestes sont signifiants et il y a là le début d’une narration. Son geste créatif se déploie dans ce qui s’apparente à des rituels, dans un processus presque incantatoire, quelle que soit l’œuvre produite. Pour lui, la sculpture est un lieu rituel où s’agrège le temps par l’action du corps. Sa sculpture est son corps et son corps est mouvement. Matière et esprit ne font qu’un. Il y a une dynamique de la pensée et son développement est mouvement, série de positions et d’articulations. Trouver l’articulation entre toutes ces positions, c’est libérer un flux, et le flux c’est la vie, c’est être au cœur du réel. Est-ce sa façon de conjurer le sort ? D’arrêter le temps ? Programme courageux, Tempus fugit, utere !

La place des formes

Emmanuelle Polle2021From the exhibition Par le moindre vestige

Damien Gete, la place des formes Je n’avais pas le temps de m’y attarder, il fallait rejoindre la salle, rencontrer les étudiants. Si je m’arrêtais face à elles, j’allais être en retard. Mais l’œil est plus malin que les jambes, il traîne, il enregistre, il classe, il distingue. J’allais vite pourtant mais pas assez pour ne pas accueillir Don Quichotte et son cheval aux flans creux. J’ai résisté, c’est énervant les références, mais il y avait ce plat dans mon placard, dessiné par Picasso, noir et blanc, et l’homme de la Mancha, solitaire et droit s’est fait une place dans mon esprit et est venu coloniser mon attention.

Pardon Damien, Pablo était sur le chemin.

Et puis, plus tard, je suis retournée les voir. J’aime tourner autour des sculptures et sentir ce flot de mots qui ne manque jamais de surgir. Tout parle, pourvu qu’on accepte de bavarder. Sans le savoir, j’ai fait le chemin à rebours, je me suis approchée en premier de celle qui fermait la marche, justement c’était un marcheur. Amputé d’une fraction de sa cuisse gauche, blanc du corps absent, des pieds réduits à des briques, il était stable pourtant. Il observait le monde, à l’abri de son masque, un dentier sournois à distance de sa face. Venise est arrivée sans que je ne cherche à la dissuader de sa visite. La mascarade pouvait commencer.

Puis j’ai fait face à celui que j’avais pris pour Don Quichotte. Plus je l’encerclais, plus il me semblait en fait issu de la grande famille des chevaux de Troie. Ceux qui ont des tiroirs à double fonds. « La sculpture comme lieu où cohabitent des formes plurielles et contradictoires est le lieu du débat, la place publique des formes », avait écrit Damien Gete sur des papiers que piétinait l’animal. Ils n’étaient pas là pour être lus. Mais mourir et renaître étaient deux mots qui échappaient à l’invisible. L’animal avait un pelage de branches et de feuilles mortes. Couvert de coulures de cires, il semblait doux, au moins dans sa colorimétrie. Il était comme un lever de soleil d’hiver, rosé, bleuté, violine.

Dans mon cheminement tranquille, il me restait deux directions. Un mur où s’étirait une série de tableaux en volume ou quelque chose de plus pyramidal, fait d’amoncellements de bras et de jambes évidés. Il était difficile de ne pas se sentir aimanté par cette scène de désastre où blanchies de bandes de plâtres, des carcasses semblaient tenues les unes aux autres par une intrigante nécessité. Quelqu’un, Damien peut-être, s’était heureusement sauvé de ces enchevêtrements où chaque lambeau en agrippait un autre. Des vagues de cire rouges et brunes tranchaient dans le blanc du plâtre, des entrailles s’affaissaient, déjà des fentes se créaient. Des doigts, sectionnés à vif, faisaient craindre une violence et une douleur insurmontables. Le Radeau de la Méduse était dans tous les esprits. Je divaguais, comme chez les entomologistes, vers un éclaté.

Le mur était couvert de plaques de plâtres gravées, datées, sculptée. Les dates se suivaient, il y avait une linéarité qui se lisait de gauche à droite. L’analogie avec des ex-voto était immédiate mais comme je ne savais plus très bien ce que ce mot signifiait, je ne me suis pas arrêtée à l’idée de symbole. J’étais terrifiée de reconnaître les morceaux de doigts tranchés et ôtés au « Radeau ». Il y avait là des osselets de pieds qui semblaient vouloir danser malgré le plâtre qui les engluaient, malgré la cire, la craie, les herbes coulées. J’étais effrayée d’un autoportrait, bouche tue, de ce si jeune artiste. Je le voyais pourtant si je levais la tête s’affairer dans la salle au loin, ses cheveux ondulés, la finesse de sa silhouette, le sourire deviné sous le masque. Les ex-voto ne sont-ils pas des compagnons des cryptes ? Ne sont-ils pas des adresses pour communiquer avec des morts ? Mon œil continuait de jouer avec ces deux visions d’un même, le vivant et le mort. Je savourais la force de la jeunesse de Damien Gete et ce qu’il avait su faire émerger de mots et d’images, de sentiments et bientôt de souvenirs. Encore et encore, plutôt la vie.

Écrire a minima

Emmanuel Loi2020Preface for the book Du jour vers la nuit en passant par Tonnerre

Écrire a minima implique chez la personne qui s'y livre un penchant pour la musique. La vastitude du monde peut se réduire à ce qui s’offre aux yeux sans s’ouvrir. La musique dont rêve le marcheur tisse un dénuement qui va le guider parmi les chatoiements et les déprises de monde en monde, de mare en mare.

Le pèlerinage, la pérégrination donne l’image d’une suite, d’une butée qui serait le but du chemin. La mise en route, s’adonner à la nature en la traversant, en la côtoyant, nécessite d’avoir de bonnes jambes, le sens du rythme et une belle inconscience. Car le ravissement n’est pas de tous les jours. Les sites ne présentent pas tous un caractère inoubliable, l’occasion des rencontres pas toujours opportune. Ce qu’a opéré Damien Gete dans son périple de routard correspond au geste du colporteur ; à l’enseigne des marchands ambulants qui passaient de comté en comté, de canton en canton, promouvoir leurs articles, il a traversé d’un biais le belle France en passant par le Morvan. Lui, il ne vendait rien, ne prêchait pas pour une résolution de ses antagonismes intérieurs pas plus qu’il ne refaisait un chemin verts la Galice, un Graal quelconque. Pas obligé de fuir, ne franchissant apparemment de frontières, il note les riens, la répétition des haltes, les petits plaisirs et instantanés croqués sur le vif. Ce journal du bord du monde, par sa modestie même, chante une autre façon d’aller.

Se donner un but dans la vie est pratique. Penser aller quelque part, tracer sa route en intégrant les aléas, la désillusion et les pépins, est certes naïf et ancestral. Mais ce qui charme dans ce relevé d’arpenteur, c’est l’indice de vulnérabilité. Dormir dehors sous la flotte, la présence continue du bruissement de la forêt et des fossés, la malchance et ses aubes de réconfort : un pain au chocolat, la bravoure de quelques-uns, la sauvagerie d’autres, la rusticité pas toujours jouée. La pluie, le soleil, les ampoules, la fringale, la narcose de la route.

Le dénuement qui donne sa force à ce petit théâtre de poche vectorise la proposition aller plus loin vers. Les références fléchées à l’encontre de prédécesseurs célébrés silhouettent l’enjeu. Damien G. n’emprunte pas les patins d’un autre. Il fait le voyage d’initiation tel un berger massaï, il se déplace, va de place en place. Vulnérable il l’est, il reste ouvert et quand la déception, marraine de la fatigue, l’envahit, il la détoure et laisse cette peau desquamée sur la route. Ne se payant pas de mots, il en joue tels des osselets ; faire figure, s’arranger, n’est pas à la manœuvre. Les petits schémas, les micro-espaces - petits clochers lavoirs cimetières - forment la partition de l’humeur du jour. La gravité, la pesanteur ne refrènent jamais l’allant. Pas d’éclat, pas de langueur. Se fondre dans le paysage n’a jamais lieu. Comme il est écrit dans le Chemin du Non Obstacle des bouddhistes, s’avancer dans l’espace démet le trop de présence. En se déplaçant par soi-même, n’engageant que ses propres forces, le moteur n’est plus la mémoire de ce qui a eu lieu pour source, ce qui antérieurement pouvait nous faire croire avoir été, mais de se défaire de la permanence.

En gros, nous ne pouvons être permanents. Ici et là. Ici bas. Pertinents et conscients (d’) où aller. L’arrivée est une fiction, qu’elle soit éclairée ou pas et cette stase mystique, récompense accordée à l’effort de se mettre en route, peut panser nombre de désordres et de déracinements.